Continuons notre tour d’horizon du marché de l’estampe en nous intéressant aux marchands d’estampes en France. Qui sont-ils, et comment voient-ils ce marché ?
Dans la première partie de ce dossier, nous avions constaté que l’estampe est un petit marché, plutôt stagnant malgré un regain de dynamisme ces dernières années. Ces tendances provenaient de l’observation des données de ventes aux enchères, et méritaient d’être complétées par la synthèse du sentiment des marchands d’estampe.
L’ambition du présent article est d’analyser quelques pratiques de marchands, afin de comprendre les initiatives qui donnent une raison d’être optimiste sur le futur de ce sous-marché, malgré, nous le verrons, un sentiment d’inquiétude affiché.
Cet article se propose d’abord de dimensionner le tissu des marchands d’estampe en France, puis d’évoquer les résultats d’une enquête auprès des marchands français réalisée par Claire Gauzente. Nous présenterons ensuite quelques initiatives de professionnels et d’institutions qui œuvrent pour dynamiser le secteur.
Panorama de la vente d’estampe
Démarrons par un bref panorama de la vente d’estampe dans le monde. On va se demander combien de marchands d’estampe existent, et quelles sont les spécialités les plus représentées. On évoquera ensuite rapidement les canaux de vente privilégiés, et le cadre sera ainsi posé.
La chambre syndicale des marchands d’estampes (la CSEDT) regroupe une cinquantaine de marchands d’estampes français et européens. On peut mettre en regard ce chiffre avec les 150 adhérents à l’assocation des marchands d’estampes internationaux (l’IFPDA).
Disons-le tout de suite, le secteur de l’estampe est relativement petit, comparé au marché de l’art global. Il existe par exemple 2200 galeries en France pour l’art contemporain uniquement.
La Chambre Syndicale de l’Estampe, du Dessin et du Tableau s’est constituée en 1919 comme syndicat professionnel, avec l’objectif de défendre les intérêts des marchands et experts de l’estampe en particulier. Elle fédère une cinquantaine de marchands européens et internationaux.
Parmi ses réalisations récentes, elle est notamment intervenue auprès de la commission européenne pour obtenir une réduction du taux de la TVA applicable aux œuvres d’art. Elle a aussi produit une charte de l’estampe dite “originale”, permettant de créer les conditions de confiance nécessaires pour ce marché. Par ailleurs, la CESDT a rédigé/constribué à rédiger la convention collective des galeries d’art. Elle se donne aussi pour mission d’animer le secteur, avec entre autres l’organisation du salon Paris Print Fair.
Pour autant, toutes les galeries n’adhèrent pas aux associations de professionnels, et il existe une pléthore de structures qui commercialisent des estampes sur le premier marché sans en faire leur spécialité. On pense aux vendeurs et éditeurs d’estampes contemporaines, de street art ou de bande-dessinée, qui diffusent des estampes en parallèle d’œuvres uniques.
Les dénombrer ne serait pas pertinent. Pour le moment, observons simplement que les marchands d’estampes sont en nombre restreint. Intéressons-nous plutôt à ce qu’ils vendent. Sur les 150 membres de l’IFPDA – l’association internationale des marchands d’estampe – 24 galeries vendent de l’art ancien, 77 galeries de l’art moderne, et 106 galeries de l’art contemporain. Cette répartition suit fidèlement le marché de l’art global. Notons que la catégorie “estampes japonaises” a été créée à part, peut-être par souhait de développer ce segment, qui est réputé attirer les jeunes collectionneurs.
Parmi les canaux de vente privilégiés de ces galeries, la vente physique est toujours la plus représentée, surtout dans l’estampe ancienne, où le public exprime la nécessité de consulter les œuvres sur place et d’entretenir des liens avec le galeriste-prescripteur. La vente sur catalogue a toujours court régulièrement dans le secteur de la bibliophilie et de l’estampe ancienne.
Même si les places y sont chères, les marchands les plus argentés participent à des foires, qui sont un des canaux de vente privilégiés du marché de l’art. Citons la foire de l’IFPDA Print Fair à New-York, la London Print Fair et, plus proche de nous, le nouveau salon Paris Print Fair.
Le Paris Print Fair est le nouveau salon consacré à toutes les formes d’estampe. Sa deuxième édition a eu lieu en mars 2023, durant la semaine du dessin à Paris, idéalement situé dans le réfectoire du Couvent des cordeliers. Le Paris Print Fair accueille 20 galeries internationales, et propose une grande diversité d’estampes du XVème siècles à nos jours. Le salon ambitionne d’être le plus éclectique d’Europe, au contraire par exemple du London Original Print Fair qui se concentre sur l’estampe contemporaine. Et le succès est au rendez-vous, avec une très bonne couverture médatique et plusieurs milliers d’entrées sur les quatre jours du salon.
Au-delà de la présence physique, les maisons de ventes aux enchères et les galeries spécialisées ont peu à peu investi le commerce en ligne, à la faveur de la digitalisation des échanges commerciaux et des nouveaux comportements d’achat. Selon une étude portant sur les arts africains classiques, 72% des collectionneurs avaient réalisé un achat d’œuvre d’art en ligne en 2022, sans consulter l’œuvre avant de passer à l’achat (on parle d’œuvres coûtant moins de 5000€).
En France, les galeries en ligne d’estampes les plus anciennes et expérimentées sont Le Coin des Arts, la galerie Michelle Champetier (présent en ligne depuis 2003) et Place des arts (fondée en 1997). De nombreuses galeries, qui n’ont pas la possibilité de développer un espace e-commerce, commercialisent leurs œuvres via des plateformes comme Amorosart ou Artprice. Enfin, Ebay reste bien sûr une grande plateforme d’échange pour les œuvres inférieures à 500€.
Un marché stable mais des professionnels pessimistes
En 2013, Claire Gauzente, professeure des Universités en économie et management, s’est entretenue avec une trentaine de professionnels de l’estampe contemporaine, dont plusieurs galeristes. Son étude a fait émerger le paradoxe suivant : les professionnels posent un regard pessimiste sur ce marché, alors que l’estampe a le vent en poupe aux enchères, et que, selon la chercheuse, l’environnement est propice au développement du marché grâce à une création artistique dynamique, une implication institutionnelle et plusieurs manifestations importantes autour de l’estampe.
Certains galeristes estiment qu’il n’y a pas de marché de l’estampe en France, et les marchands ont des difficultés à renouveler leur clientèle et à se maintenir à flot – bien qu’il n’y ait pas de faillite à déplorer durant la dernière décennie. Entre autres raisons de ce pessimisme affiché, la place que l’estampe occupe parmi les autres médiums. Elle a bien sûr des affinités avec le livre rare et le dessin, qui la desservent parfois (l’estampe étant perçue comme moins importante que le dessin, ou confondu avec lui). Ensuite, l’estampe est clairement subordonnée à la peinture, comme le montrent les résultats de cette catégorie aux enchères (voir cet article). Enfin, la photographie, qui a connu un boom depuis les années 1980 dans les institutions, fait concurrence à l’estampe.
Parmi les autres freins identifiés par les marchands, on peut évoquer la nécessité de former leur clientèle aux techniques de l’estampe (Comment est fabriquée une gravure ? Que signifie la numérotation ?), ainsi que les problématiques liées aux concepts d’originalité (Est-ce qu’une estampe est une reproduction ? A-t-elle de la valeur en tant qu’œuvre originale ?)
En tous cas, les marchands ont le sentiment que ce segment de marché ne grossit pas, et qu’il est difficile d’intéresser une nouvelle génération d’amateurs à ces techniques complexes. Pour comprendre si cette perception se traduit en performances commerciales, il serait pertinent d’analyser les chiffres de ventes des marchands, qui ne sont pas facilement disponibles.
Les marchands d’estampe dynamisent le secteur
Pour autant, on observe un dynamisme important des professionnels du secteur, qui défendent ce medium et œuvrent à le valoriser auprès du public, notamment en organisant et en participant à des foires et salons. Citons, à Paris, le “Salon International du livre rare & des arts graphiques” ainsi que le Paris Print Fair, spécialisé dans l’estampe.
Les galeries d’estampes représentent le canal de vente le plus important. Elles jouent un rôle considérable auprès du public pour rendre l’estampe accessible, avec un maillage du territoire et des possibilités de vente par correspondance développées. Les galeristes sont passionnés et font beaucoup de pédagogie autour des techniques de l’estampe. Enfin, ils participent à installer la confiance sur ce marché, en augmentant l’expertise et la compréhension de ce medium, à travers des institutions comme la CSEDT.
J’ai eu la chance de rencontrer deux galeristes d’estampe au Paris Print Fair 2023. Nous avons discuté de leurs activités et de leur vision du marché de l’estampe. Voyons les efforts qu’ils mettent en œuvre pour contribuer à valoriser ce médium.
Le Coin des Arts
J’ai dédié un portrait à Thaddée Poliakoff et sa galerie le Coin des Arts, qui œuvre au quotidien pour diffuser l’estampe moderne. M. Poliakoff a souvent innové, pour “pousser les murs” d’une des plus petites galeries de la capitale, en ouvrant un deuxième espace dans le Marais, et un site de vente en ligne. Il affiche une volonté de vendre au juste prix, et l’élitisme n’a pas sa place à la galerie. L’objectif affiché est de rendre l’estampe accessible au plus grand nombre, et la portée de la vente en ligne permet de capter le dynamisme récent de ce canal de vente.
La galerie Christian Collin
Christian Collin est un hyperactif. Il a installé sa galerie spécialisée en 2005, préside la chambre syndicale regroupant les marchands d’estampe (la CSEDT) depuis 2017, et a participé à la création du salon Paris Print Fair en 2019. Il est donc bien placé pour prendre le pouls du marché.
M. Collin considère que le marché s’est stabilisé, et que le nombre de collectionneurs et de marchands n’a pas tendance à augmenter. Il constate lui aussi les difficultés pour les galeristes à faire grossir leur clientèle, dans un contexte de concurrence avec les maisons de vente aux enchères, qui organisent régulièrement des ventes spécialisées.
Au passage, le galeriste avertit sur le manque d’expertises de certains acteurs, ce qui doit inciter le collectionneur averti à bien sélectionner ses sources d’approvisionnement. Autre difficulté, le sourcing des pièces, surtout dans l’estampe ancienne, où la quantité d’œuvres disponibles s’amenuise.
Le galeriste prévoit que la stabilité va perdurer, ce qui, selon lui, et si l’on veut voir le verre à moitié plein, protège le milieu de l’estampe des dérives mercantiles du marché de l’art contemporain.
J’ai été ravi de constater la passion de Christian Collin pour ce medium et sa mobilisation pour le défendre au travers des actions de la CSEDT. Pour aller plus loin, M. Collin a récemment accordé aux Nouvelles de l’estampe une interview très complète.
L’estampe est un exercice d’humilité
Nous l’avons vu, le secteur de l’estampe est relativement petit, avec 150 galeries adhérentes à l’association internationale des marchands d’estampe, contre 2200 galeries d’art contemporain en France uniquement.
Certains marchands français, avec d’autres professionnels du secteur, sont pessimistes en observant un marché stagnant, avec peu de nouveaux entrants du côté des collectionneurs ou des marchands. Ils font part de plusieurs freins, et d’abord la subordination de l’estampe avec la peinture, et sa concurrence avec la photographie. La complexité des techniques de l’estampe et de la notion d’œuvre “originale”, qui demande la maîtrise de la justification (numérotation et signature) demandent d’éduquer le public ou de s’adresser à des collectionneurs avertis.
Pour autant, nous observons que le secteur est dynamisé par des marchands qui ne perdent pas espoir. Certains déplacent leur activité traditionnelle sur internet, quand d’autres se fédèrent pour organiser des manifestations autour de la vente d’estampe ou de sa médiation. Ces expériences mériteraient d’être analysées plus avant afin d’en tirer des bonnes pratiques qui bénéficieraient à tout le secteur.
Même si le commerce de l’estampe est “un exercice d’humilité” selon Christian Collin, il y a des raisons d’être optimiste quant à la diffusion de l’estampe.
Sources
- Bertrand, Luc. Entretiens avec Thaddée Poliakoff et Christian Collin au Paris Print Fair 2023.
- Chicha-Castex, Céline. « Entretien avec Christian Collin, marchand d’estampes et président de Chambre syndicale de l’estampe, du dessin et du tableau (CSEDT) ». Nouvelles de l’estampe, nᵒ 268, 268, novembre 2022.
- Gauzente, Claire. « Valeur(s) de l’estampe contemporaine en France ». Nouvelles de l’estampe, nᵒ 261, 261, janvier 2018, p. 80‑92.
- Poulard, Frédéric. « Marchands d’estampes à Paris : statuts et jugement esthétique: » Ethnologie française, vol. Vol. 35, nᵒ 1, mars 2005, p. 73‑80.