Tour d’horizon du marché de l’estampe

(Cet article a été publié en anglais sur artmarketstudies.org)

Obtenir une image fidèle du marché de l’estampe n’est pas chose aisée. En effet, ce marché ne génère pas des sommes colossales, à l’inverse des ventes millionnaires de peintures.

Très petit marché, l’estampe apparait sous-valorisée en France, alors que ce medium dispose d’un potentiel de développement important, et présente un regain de dynamisme ces dernières années, notamment boosté par les ventes en ligne.

Nous appellons “estampe” toute œuvre d’art multiple et pourtant originale telles que la gravure, la lithographie ou la sérigraphie. Les estampes sont la plupart du temps imprimées sur papier, réalisées par des artistes de toutes époques. Elles forment une catégorie à part au sein des mediums d’art et du marché de l’art, qui permet de rendre l’art accessible à tous.

Voici donc un dossier sur le marché de l’estampe, marché qui mérite d’être mis en lumière, et dont la compréhension partagée bénéficierait au développement du secteur.

Ce dossier est organisé en quatre parties. La première – cet article – se propose de périmetrer ce marché en évoquant quelques chiffres de performances clés. Les parties suivantes s’intéresseront aux marchands, aux collectionneurs et enfin aux freins et opportunités de ce marché. Il sera alors temps de proposer des recommandations pour faire croître ce petit marché à fort potentiel.

Ce que nous apprennent les ventes publiques

Débutons ce tour d’horizon du marché de l’estampe par l’observation de deux graphiques-clés, permettant d’illustrer les performances de l’estampe dans les ventes aux enchères, et de comparer ces performances avec d’autres mediums comme la peinture ou le dessin.

On va d’abord s’intéresser au produit des ventes, puis au volume de lots vendus. On utilise à cette fin les données des ventes aux enchères publiques, qui forment la matière des rapports annuels sur le marché de l’art.

L’estampe pèse 4% des ventes aux enchères

En 2021, l’estampe pesait seulement 4% du produit total des ventes aux enchères (en 2021). A titre de comparaison, la peinture représentait 65% du total.

Voici la répartition du produit des ventes aux enchères, par medium :

Source : Artprice

En valeur absolue, l’estampe représente 529 millions de dollars, contre 9.5 Mrds pour les peintures, qui reste la catégorie reine des ventes. On constate que l’estampe ne fait pas le poids par rapport aux peintures et aux dessins, mais qu’elle génère tout de même plus de valeur que la photographie. Le marché de la photographie, qui s’est largement développé depuis les années 90, est bien plus médiatisé que celui de l’estampe, et pourtant il génère moins de chiffres d’affaires aux enchères que l’estampe.

En 2021, on dénombrait seulement 21 estampes millionnaires, contre plus de 1000 peintures, dont le segment très haut de gamme est bien plus développé. Au-delà des records, la majorité des estampes sont vendues à moins de 500€, ce qui en fait un medium très accessible.

On vend deux fois plus de peintures que d’estampes

L’estampe représente 22% des lots vendus aux enchères (contre le double de peintures), ce qui semble peu par rapport au prix bas de ce medium et à son attractivité. On sait que l’estampe est accessible et attire les nouveaux entrants sur le marché de l’art. On peut donc y déceler une marge de progression.

Voici la répartition des lots vendus, par medium :

Le nombre d’estampes vendues est similaire au nombre de dessins, et deux fois moins important que les peintures. L’estampe dépasse encore la photographie en nombre de lots vendus.

Que l’on s’intéresse aux nombres de lots vendus ou au chiffre d’affaire, on constate donc que la catégorie “estampe” est aujourd’hui un petit sous-marché.

A l’aube d’un regain ?

Le chiffre de “4% des ventes” revient régulièrement pour caractériser le marché de l’estampe – faute de mieux. Il désigne une faible proportion du marché de l’art global, qui peut laisser croire que le marché de l’estampe subit une stagnation ces dernières années.

Pourtant, si l’on regarde ce phénomène en valeur absolue, on constate que le produit des estampes a atteint le record de 529M$ en 2021. Une progression non négligable à l’intérieur d’un marché de l’art qui, lui, a stagné ces dix dernières années. L’estampe a donc commencé à prendre des parts de marché aux autres mediums.

Ce dynamisme s’affiche encore plus fortement ces trois dernières années. A coutre-courant des autres mediums, l’estampe a été particulièrement performante durant la pandémie, sûrement dopée par les ventes en ligne. Actuellement, ce medium bat son record de vente chaque année (en valeur et en nombre). Il y a donc de quoi se réjouir !

Alors, est-on à l’aube d’un regain espéré pour l’estampe ? Pour s’en convaincre, il faudra confirmer cette tendance à la croissance, et l’installation dans la durée de nouveaux canaux de vente.

Marché primaire, marché secondaire

Un petit détour méthodologique s’impose pour contextualiser les données de cet article. Nous avons présenté des données provenant des maisons de ventes publiques, mais ces données sont-elles représentatives de la totalité du marché ?

Pour le savoir, nous devons d’abord présenter les différents modes de transaction sur le marché de l’art. Les ventes aux enchères font partie du marché secondaire, au même titre que les ventes directes entre particuliers. Il s’agit des œuvres d’art de “seconde main”, qui ont déjà été vendues sur le marché primaire. Celui-ci regroupe les ventes par les galeries, et les ventes des artistes en direct.

Revenons à notre question de méthode : peut-on se satisfaire de l’observation des ventes aux enchères ?
Le rapport Art Basel/UBS portant sur l’année 2021 indique que 6% du produit des ventes des galeries concernaient les estampes et multiples, ce qui corrobore le chiffre de 4% provenant des ventes aux enchères. On peut donc considérer que pour l’année 2021, les ventes aux enchères ont été représentatives du marché de l’estampe.

Pour autant, bien que les résultats de ventes aux enchères sont accessibles (quoique mis à disposition par des acteurs privés – Artprice en tête), on ne peut se satisfaire d’un proxy, et il faudrait agréger les chiffres de vente des galeries spécialisées, et les transactions directes, pour avoir une vue complète du marché.

Cela ne pourrait se faire sans difficulté, car cette partie du marché est opaque. Le marché primaire est dans la main de multiples acteurs privés dispersés, et parfois concurrents. Le marché secondaire, au-delà des ventes publiques, se fait en direct entre collectionneurs favorisant la discrétion.

Resituer l’estampe dans le marché de l’art global

Après ce détour méthodologique, prenons un peu de recul pour resituer le sous-marché de l’estampe dans le marché de l’art global. Régulièrement commentés, les résultats du marché de l’art sont facilement disponibles. Les deux rapports qui font autorité sont ceux d’Artprice et d’Artbasel/UBS. Ils proposent une analyse macro du marché de l’art, que nous allons tenter de compléter par des éléments concernant le sous-marché de l’estampe.

  • Le marché de l’art global a généré environ 68 Mrds$ de chiffre d’affaire annuel dans le monde en 2022 (ce qui constitue une de ses meilleurs années), selon le rapport Art Basel/UBS. C’est un marché environ 5 fois plus petit que celui du luxe, pour prendre un comparable. A titre de comparaison, l’estampe n’a généré que 500M$ aux enchères en 2021.
  • Les œuvres d’art sont vendues en majorité par les galeries (37Mrds$), puis par les maisons de ventes aux enchères (31Mrds$).
  • En volume, 37 millions d’œuvres d’art ont été vendues en 2022 – dont environ 20% par la voie des enchères. On a vendu 143 000 estampes aux enchères en 2021.
  • Les places de marché les plus importantes restent stables dans le temps, avec les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la Chine en tête. La France et l’Allemagne sont régulièrement en quatrième et cinquième positions. Il n’existe pas à ce sujet de données propres à l’estampe.
  • Les ventes d’œuvres Post-war & contemporain sont majoritaires. Viennent ensuite les œuvres modernes et impressionnistes, et l’art ancien. Les ventes d’art contemporain augmentent chaque année, alors que les autres segments diminuent ou stagnent. L’estampe semble suivre ce schéma, avec Picasso, Hockney et Warhol parmi les ventes millionnaires, et un segment Pop art particulièrement lucratif, qui a tendance à masquer le reste du marché. Depuis peu sont consacrées des ventes entières à un seul artiste, et même à un seul graveur (citons la vente annuelle Hockney chez Philips).
  • La vente en ligne a explosé depuis 3 ans, et atteint à présent la même proportion que dans les autres secteurs du commerce de détail. Autrement dit, on vend à présent autant d’œuvres d’art en ligne que de livres ou de matériel électronique. L’estampe semble pionnière dans la vente en ligne, et comme nous le verrons dans un autre article, les collectionneurs ont changé d’habitude et sont maintenant prêts à acheter sur internet sans voir les œuvres. Ce phénomène bouscule le marché de l’estampe, et offre un potentiel de croissance pour les années à venir.

Cette contextualisation rapide permet de mettre en perspective les rares données du marché de l’estampe, et montre quelles informations une étude sur le sous-marché de l’estampe pourrait fournir au secteur. Notamment, il serait intéressant de comprendre la répartition des ventes par medium (lithographie, gravure…), périodes et courants de l’histoire de l’art, afin d’analyser les performances par segment, voire par artiste.

Pour conclure ce tour d’horizon

Ce tour d’horizon nous a d’abord appris que l’estampe est un très petit marché, en comparaison avec la peinture et même le dessin.

Le marché de l’estampe n’a pas été très dynamique depuis les années 2000, et nous verrons dans un prochain article (à venir) que les marchands d’estampes ne sont pas vraiment optimistes quant à son développement. Pour autant, les ventes aux enchères d’estampes ont doublé en 10 ans, et les trois dernières années battent des records.

Ce constat provient de l’observation des ventes aux enchères, et non de la totalité des marchés primaires et secondaires. Il est actuellement impossible d’obtenir une image complète du marché de l’estampe, et dans un marché de connaisseurs, cette situation demanderait à être corrigée.

Enfin, le marché de l’estampe peut être qualifié d’efficient, puisque les résultats de ventes répétés sont facilement disponibles, de par la nature multiple de ce medium – à l’inverse des peintures, qui sont uniques. Cette caractéristique de l’estampe nous amène à penser que l’analyse systématique de ses ventes pourrait bénéficier au secteur.

Ce tour d’horizon pointe donc des manques, et mérite d’être complété par des recherches complémentaires. La suite de ce dossier nous permettra de mettre en perspective les données présentées, en s’intéressant aux marchands d’estampes, aux collectionneurs, et enfin en analysant les freins et leviers de ce marché, dans l’espoir de formuler des recommandations pour le secteur.

Sources

  • Artprice. Le marché de l’art en 2022 (& 2023).
  • Clare Mc Andrew. Art Basel and UBS Art Market Report 2022 (& 2023).
  • Pesando, James E., et Pauline M. Shum. « The auction market for modern prints: Confirmations, contradictions, and new puzzles ». Economic Inquiry, vol. 46, nᵒ 2, avril 2008, p. 149‑59.

Luc Bertrand, septembre 2023.