La notion d’estampe « originale »

L’estampe dont nous parlons sur ce guide est “originale”. Une estampe originale est un projet artistique inédit, réalisé ou supervisé par l’artiste, et signé de sa main.

Mais ce terme, parfois utilisé à des fins commerciales, revêt des définitions différentes selon les époques. Pour le collectionneur, il est important d’en comprendre la portée, car il permet souvent d’expliquer la valeur d’une estampe.

Explorons ensemble la notion d’estampe “originale”.

Dali, le faussaire

Dali n’était pas toujours impliqué dans la création de ses estampes. Il signait parfois des feuilles vierges qui étaient ensuite pressées sans états d’âmes par son imprimeur. Cela a donné lieu à de nombreux tirages non conçus par l’artiste.

Guy Ribes, le célèbre faussaire a démarré sa carrière par ce subterfuge :

« Henri Guillard possédait une imprimerie où je faisais mes propres lithographies, puis je me suis aperçu qu’il pratiquait le surtirage de lithographies de Dali. Il m’a plus ou moins entraîné dans la combine. »

Salvador Dali, Portfolio Alice in Wonderland, héliogravure, lithographie, estampe, 1969, 43,5 x 29 cm, éd. de 2500 (© Princeton University Press)
Salvador Dali, Portfolio Alice in Wonderland, 1969, 43,5 x 29 cm, éd. de 2500 (© Princeton University Press)

On comprend donc que la notion d’estampe originale est liée au processus de fabrication et à l’implication de l’artiste dans sa réalisation.

Dans l’idéal, la réalisation d’une estampe originale se déroule comme suit. L’artiste conçoit un projet d’estampe et se met d’accord avec l’imprimeur pour tirer une ou plusieurs éditions. Après le tirage de l’édition (par exemple, 60 estampes) et de quelques exemplaires hors commerce, le support de l’estampe est détruit, ce qui confère à l’estampe son caractère « limité ».

L’artiste réalise donc la matrice d’une œuvre inédite sur un support destiné à la reproduction (pierre lithographique, plaque de zinc…), qui est tirée par un imprimeur spécialisé, sous la supervision de l’artiste. Ce dernier réalise d’abord plusieurs « états » ou épreuves de test lui permettant d’arriver au résultat voulu pour l’édition. Ces états, uniques et rares, forment un instantané de la recherche artistique.

Après le tirage, l’artiste appose sa signature qui confirme qu’il a vérifié chaque estampe et qu’elle est conforme à sa volonté. Bon, dans les faits, l’artiste signe à la chaîne et ne vérifie pas forcément lui-même chaque feuille. De même, c’est souvent l’imprimeur qui numérote les feuilles.

Une notion subjective

La notion d’estampe originale est souvent sujette à interprétation. En réalité, les imprimeurs et les artistes en ont une définition toute personnelle. Pour certains, si la signature de l’artiste est présente, il s’agit d’une estampe originale, même si ce dernier se bronzait à la plage pendant le tirage de l’édition.

Pour d’autres, peu scrupuleux, la reproduction d’une peinture après la mort de l’artiste arborera le qualificatif d’original. On trouve ainsi des lithographies de Klimt à prix fort, en édition limitée, tirées sur beau papier et comportant un tampon de l’éditeur. Il faut savoir que Klimt, peu intéressé par ces techniques, n’a réalisé aucune estampe de son vivant.

On trouve aussi des estampes de Basquiat, que l’on imagine mal étudiant avec minutie le tirage fraîchement sorti de la presse lithographique. Pourtant, vous trouverez des centaines d’ « estampes » à tirage limité et comportant le cachet de la succession Basquiat.

A l’autre bout du spectre, comme pour les expressionnistes de Die Brücke, une estampe n’est originale que si l’artiste y a travaillé de A à Z en ayant lui-même réalisé l’impression à la main. E. L. Kirchner expliquait l’importance de la réalisation complète de l’estampe par l’artiste :

« Seuls les artistes passionnés par l’estampe et qui ont les capacités requises devraient la pratiquer. C’est uniquement quand l’artiste imprime l’estampe lui-même que l’œuvre peut porter le qualificatif d’original ».

Et son camarade, H. M. Pechstein d’ajouter :

« Quelle profondeur revêt une lithographie quand on prépare la pierre, qu’on la travaille et qu’on l’imprime soi-même. Le plus important, c’est de réaliser l’impression soi-même ! ».

Les artistes de ce groupe, dans un élan créateur, pouvaient se lever au milieu de la nuit avec une idée en tête, graver un bois, en imprimer une poignée d’exemplaires et se recoucher avec la satisfaction d’avoir assouvi une envie pressante.

Gravure sur bois, lithographiee estampe de Pechstein
Gravure sur bois de H. M. Pechstein

Détour par le Japon…

Avant de vous parler d’un révolutionnaire de l’estampe originale, Hundertwasser, faisons un détour par le Japon, que la longue tradition de l’estampe a inspiré. Les artistes japonais sont sans conteste passés maîtres dans la réalisation de l’estampe.

Pour des artistes comme Hokusai ou Hiroshige, célèbres représentants de l’école de gravure Ukiyo-e, la réalisation d’estampe est le résultat de la synergie entre l’éditeur commandant l’oeuvre, l’artiste réalisant l’image, le graveur préparant les plaques de bois et l’imprimeur, pressant manuellement chaque feuille. Une estampe japonaise réalisée dans les règles de l’art est un bijou d’artisanat.

L’histoire ne retiendra que le nom de l’artiste dont le dessin ou l’aquarelle a servi pour réaliser l’estampe finale. Le débat sur le caractère « original » d’une estampe n’est donc pas posé dans les mêmes termes puisque jusqu’à quatre acteurs y participent.

Pour terminer ce détouer, évoquons les artistes du mouvement Sōsaku hanga (estampe smodernes) qui ont quelque peu dévié de la tradition pour imprimer eux-mêmes leurs estampes. Certains d’entre eux ont d’ailleurs eu des contacts avec des artistes européens,  qui les ont sûrement inspirés.

En vidéo : gravure avec différents outils, encrage de la plaque de bois et impression de la feuille à la main

Hundertwasser, l’original des estampes

J’en arrive donc au révolutionnaire de l’estampe contemporaine : Hundertwasser, artiste autrichien qui a bousculé la pratique de l’estampe depuis le début de ses recherches, dans les années 1950. La grande époque de la gravure sur bois expressionniste était révolue et l’artiste a trouvé le soutien qu’il cherchait au Japon, où la pratique de l’estampe reculait déjà considérablement.

« C’est une honte que cet art majeur du Japon meure à petit feu et que les maîtres graveurs et imprimeurs ne trouvent pas d’étudiants. J’espère qu’en travaillant main dans la main avec des graveurs japonais, j’ai participé un tant soit peu à ce que cet art noble refleurisse et survive pour atteindre une nouvelle dimension ». Hundertwasser en 1976.

Et Hundertwasser a lui-même donné une nouvelle dimension à l’estampe moderne. En réalisant des gravures traditionnelles d’une complexité impensables, en ajoutant à ses sérigraphies des éclats de miroir et des couleurs fluorescentes ou encore en imprimant de multiples variations d’une même image, Hundertwasser a repoussé les limites de l’estampe et lui a donné un véritable élan pour l’avenir.

L’artiste autrichien était très attaché à la traçabilité de l’œuvre. Ainsi, chacune de ses estampes porte, outre les informations basiques, les noms de l’imprimeur et de l’éditeur, le schéma de couleur employé ou encore le numéro de l’estampe dans son catalogue raisonné.

Et encore, ce n’est qu’un aperçu de sa démarche, car son ambition ultime était de documenter, pour chaque image, le procédé exact de fabrication. Certaines de ses estampes portent au dos l’historique de leur fabrication en décrivant le rôle de chaque acteur ou encore les dates et heures de réalisation.

Hundertwasser considérait les différents exemplaires d’une édition d’estampe comme les feuilles d’un arbre, chaque exemplaire étant unique et formant un ensemble cohérent.

Sa définition d’estampe originale est particulièrement simple mais demande un engagement important  pour être respectée :

« Le qualificatif d’estampe originale devrait signifier que tel exemplaire est une œuvre originale et unique et non une reproduction ou une duplication…

  1. Ce n’est pas la reproduction d’une image existante
  2. Elle n’existe qu’une seule fois

La seule différence avec une peinture est que l’estampe a été produite par impression et non en utilisant un pinceau ».

La sérigraphie Die Fünfte Augenwaage avec incrustations métalliques, 1972. 

L’avis de Mourlot

Voyons ce qu’en pense Fernand Mourlot, immense artisan de la lithographie moderne.

« Une lithographie originale est une lithographie exécutée par l’artiste, c’est-à-dire qu’il dessine lui-même sur la pierre ou le zinc avec un crayon litho ou avec un pinceau et de l’eau. »

« Si l’artiste a assisté à la réalisation de sa litho, même s’il ne l’a pas faite entièrement lui-même, s’il l’a approuvée, s’il a fait ses corrections, donné son bon à tirer, suivi le tirage et signé la lithographie, c’est une lithographie originale ».

Propos tirés de l’autobiographie de Fernand Mourlot, Gravés dans ma mémoire, de 1979.

évaluation œuvre d'art lithographie estampe Mourlot Matisse
Matisse et Mourlot révisent une épreuve (©DR)

Conclusion

Arrivés là, nous voyons que la définition mouvante d’estampe originale ouvre la voie à de nombreuses réalisations différentes qui en prennent le nom. La circonspection sera donc de mise face à un tirage inconnu. La règle, comme toujours, sera de se reporter au catalogue raisonné de l’artiste ou de faire confiance à un professionnel de l’estampe

Pour synthétiser cet article, citons la Charte de l’estampe originale (on aurait pu commencer par là !) :

“L’estampe originale est une expression plastique volontairement choisie par l’artiste, pouvant exister en plusieurs exemplaires, selon la volonté de l’artiste. Les estampes qui n’ont pas été réalisées par l’auteur de la signature ou sous sa supervision constante, doivent être signalées clairement comme “estampes d’interprétation”. L’estampe originale contemporaine est généralement signée et numérotée, à la différence de l’estampe ancienne.”

Charte de l’estampe originale, CSEDT, 1996.