« Il n’y a pas de beau papier dans l’absolu, il y a un seul papier qui convient à une œuvre. Et tout l’art de l’imprimeur est de le trouver. »
G. Steidel, éditeur et imprimeur.
Dans cette section du guide de l’estampe, j’aimerais m’intéresser au papier, qui compose 99% de la masse des œuvres d’art qui nous intéressent et s’avère être un fascinant support. Suivez le guide !
L’univers du papier est une invitation au voyage. Voyez par vous-même : papier d’Arches ou du Moulin du Gué, papier de Hollande ou du Japon.
Triez vos papiers
Les types de papiers peuvent être divisés en plusieurs groupes selon leur origine, leur composition et leur fabrication. Deux camps s’affrontent : les papiers occidentaux (la France en tête) et les papiers orientaux (le fameux Washi japonais).
Le papier occidental est presque toujours composé à 100% de coton. Cependant, certains fabricants y adjoignent du lin ou d’autres matières afin d’en modifier les propriétés.
Le processus de fabrication, enfin, joue un grand rôle dans la qualité et le type de papier. Trois processus coexistent : la fabrication à la main, la fabrication en machine (reproduisant mécaniquement la fabrication « à la main ») et la fabrication moderne en machine. C’est le second procédé, provenant de la machine à papier du XIXème, qui est principalement utilisé pour l’estampe.
Papier vélin, papier vergé…
Les termes « vélin » et « vergé » se rapportent au processus de fabrication. Le papier est dit vergé si l’on voit, au travers, les traits horizontaux laissés par les vergeures (ou fils de laiton) du cadre permettant de former la feuille. Le vélin, quant à lui, imite la peau de vélin (ou veau mort-né), très prisée, traditionnellement, pour la fabrication de beaux livres et de reliures.
En bref, l’un est texturé, le vergé (laid en anglais) et l’autre est lisse, le vélin (wove, toujours en anglais).
Parmi les papiers les plus raffinés, on trouve le papier japonais washi décliné en un nombre incroyable de variétés. On peut tout de même en dégager trois catégories : papier japon impérial, nacré ou mat selon la tonalité souhaitée. Le papier japon est composé de kozo, ou fibre de murier. On le reconnaît par ses longues fibres qui lui confèrent un caractère très solide. On me souffle que Rembrandt aurait été le premier artiste européen à utiliser ce papier pour ses gravures.
Les papiers pour estampes
Comment choisit-on un papier adéquat pour réaliser des estampes ? Pour que les différents tirages d’une édition soient aussi proches que possible et pour que la feuille supporte plusieurs impressions (pour chaque couleur), le papier utilisé doit être homogène, stable et durable. Pour ces trois raisons, le papier fait au moule est largement préféré. La plupart du temps, c’est le vélin qui est employé, provenant des moulins traditionnels d’Arches ou de Rives.
Voyons leurs caractéristiques en détail :
Moulin du Gué, Rives de lin. Il s’agit d’un papier conçu spécialement pour les techniques de gravure intaglio. Il est composé à 85% de coton et à 15% de lin, ce qui lui confère une très bonne restitution des couleurs ; il est ainsi utilisé pour la sérigraphie. Les trois fleurs du filigrane symbolisent le lin, présent dans la constitution du papier ; elles sont accompagnées des mentions « Moulin du Gué ».
BFK Rives. Particulièrement versatile, ce papier dispose d’une surface couchée, légèrement absorbante. Moins apprêté, il s’avère plus blanc que le vélin d’Arches.
Vélin d’Arches. Probablement le plus réputé et le plus utilisé des vélins, le papier d’Arches est utilisé pour toutes les techniques de l’estampe, jusqu’à l’aquarelle. Il est composé à 100% de coton et fabriqué selon les règles de l’art, sur le site du moulin d’Arches, près d’Épinal.
Le symbole ∞ : le huit couché, ou symbole de l’infini, est employé depuis les années 80 par la majorité des grands fabricants de papier d’art. Il indique une très longue conservation du papier, certifié sans acide (au pH neutre). On l’appelle aussi papier permanent ou « Archival paper » en anglais.
Comment identifier une feuille de papier ?
Nos cinq sens sont mis à profit pour identifier une feuille de papier en nous renseignant sur sa durabilité, sa fabrication, son type et sa valeur.
En saisissant la feuille, on est vite renseigné sur le poids du papier, c’est-à-dire son grammage, son épaisseur et sa texture. Cette dernière nous indique si la surface du papier a été aplatie par des rouleaux ou laissée à son état naturel.
Il faut ensuite observer la feuille, à l’œil nu puis à la loupe, et à travers une source de lumière. On en reconnaît principalement la texture, la fibre employée, ainsi que sa taille. Cela permet de connaître grossièrement la résistance et la longévité du papier. En effet, plus les fibres sont longues, plus le papier est résistant et durable.
Le son que fait le papier quand on l’agite nous renseigne sur sa fabrication. Plus le son est aigu, plus les fibres ont été battues (pour être réduites en pâte à papier) et plus la feuille a été aplatie sous le rouleau.
Il ne faut pas oublier de vérifier les deux côtés du papier, pour voir s’ils présentent une différence de finition.
Enfin, il nous reste deux sens : l’odorat et le goût. Si le papier sent, c’est souvent à cause de l’humidité et ce n’est jamais bon signe ! Par ailleurs, vous pouvez toujours humecter le papier d’un coup de langue pour observer la manière dont il absorbe l’humidité. Pas sûr qu’on vous laisse le faire lors d’une exposition, ceci-dit.
Dernière solution, non des moindres, vous pouvez regarder la fiche technique de la feuille, qui vous renseignera sur tous les aspects du papier sans devoir passer pour un margoulin dans la boutique de beaux-arts.
Si vous êtes arrivé jusque là, nul doute que vous vous intéressez au papier ! Nous allons maintenant rentrer dans des considérations historiques et techniques. En avant !
La fabrication du papier (en 1880)
Même si vous n’êtes jamais allé voir un moulin à papier quand vous étiez enfant, je suppose que vous connaissez plus ou moins la façon dont sont fabriquées les feuilles de papier. Sommairement, le papier est composé de fibres de coton formant la pâte à papier qui prend ensuite la forme de la feuille, qu’il ne reste plus qu’à faire sécher.
Pour ne pas se perdre dans des explications techniques, j’ai choisi de vous présenter la manière dont était fabriqué le papier en 1890, grâce à un succulent document d’époque.
Une petite mise au point sur la structure de la feuille, pour commencer.
Une feuille de ce beau papier blanc et lisse – que vous négligez, ingrats, que vous salissez sans motif et déchirez sans regret – cette feuille, dis-je, est tout à fait comparable à du feutre. Si vous regardiez la surface avec une loupe ou verre grossissant, vous y distingueriez alors des milliers de petites fibres, blanches, minces, tortillées.
Une structure composée de vieux chiffons – quelle idée !
Il vint à l’idée de je ne sais quel inventeur – l’histoire n’a pas conservé son nom – de prendre, pour fabriquer le papier, des fibres végétales déjà plus ou moins désagrégées et assouplies, déjà plus ou moins blanchies, des fibres ayant déjà servi sous une autre forme, sous forme de fils, de tissus. En un mot il imagina de faire du papier avec des chiffons.
Le lessivage. Des ouvrières coupent les chiffons par petits morceaux, puis mettent à part dans un coffre à compartiments, selon leur qualité, les chiffons gros ou fins blancs, de couleur claire ou de couleur foncée ; ils serviront à fabriquer des papiers de qualité différente. On les bat et on les secoue, pour en ôter la poussière ; puis, ils sont lavés à l’eau dans une grande cuve. Ce lavage ne suffira pas, ils doivent être lessivés.
Le blanchissement. La première chose à faire, à ce moment, est de blanchir cette pâte, qui est d’un gris sale produit par le mélange des chiffons de toutes couleurs.
La formation de la feuille. L’ouvreur prend en main une sorte de tamis en façon de cadre rectangulaire, qu’on nomme une forme. L’ouvreur puise, avec cette forme, une certaine quantité de pâte ; par une légère secousse, il l’étale bien également. Il enlève sa forme de la cuve : l’eau s’écoule à travers les fils comme à travers un crible ; la pâte reste, formant sur le fond de la forme une couche mince.
Le séchage. Un second ouvrier, appelé coucheur, saisit la forme pleine et la renverse. Il retire ensuite la feuille formée en y appliquant un feutre blanc. La couche de pâte déposée, encore extrêmement molle, se détache du fond de la forme et tombe sur le feutre, où elle reste étalée.
L’encollage. Le papier fabriqué ainsi serait du papier buvard. Lors donc que le papier est destiné à recevoir l’écriture, il doit être collé. La colle unit les fibres du papier, le rend plus solide ; en même temps elle bouche les pores, les espaces excessivement petits qui existaient entre les fibres enchevêtrées.
Cette explication provient de C. Delon, Histoire d’un livre, 1884
Micro histoire du papier
Puisque ce guide n’a pas vocation à vous rendre experts en la matière, j’ai décidé de vous présenter une histoire vue de la lune des origines du papier.
L’histoire du papier remonte à au moins -500 avant J.C. en Chine, où ont été retrouvées des fibres entrelacées par des archéologues. On pense que le papier s’est lentement diffusé en Asie, puis en Europe en suivant la route de la soie. Les Arabes en ont amélioré la technique en introduisant le moule à forme.
En Europe, la première manufacture est apparue au Moyen-Âge à Cordoba. Cet artisanat arrive ensuite en Italie par les croisades. Les Allemands et les Français en ont marre d’importer leur papier et décident d’ouvrir leurs propres moulins. En 1492 ouvre le célèbre moulin d’Arches, qui n’est pas le premier de son genre en France.
Plus tard, l’artisanat du papier s’étoffe en Europe et en Amérique. Aux XVIIIè et XIXè siècles apparaissent de nouvelles techniques de fabrication, comme la machine à papier, permettant plus de volume pour soutenir la consommation grandissante.
Finalement, la machine à papier est introduite en Asie… La boucle est bouclée ! Deux traditions s’opposent donc : les papiers occidentaux et orientaux, dont les caractéristiques proviennent du type d’écriture : au pinceau en orient et à la plume en occident.
Le légendaire moulin d’Arches
Je ne peux m’empêcher de concentrer mon attention pour quelques paragraphes sur le légendaire moulin d’Arches. Si l’on retrouve ce nom mythique sur la majorité des estampes modernes (et plus anciennes, bien sûr), c’est grâce à la superbe qualité de leur papier, fabriqué selon les règles de l’art, mais pas seulement.
L’histoire du moulin d’Arches est liée à des personnalités célèbres qui ont contribué, de par leur réputation ou leur activité, à créer l’aura de la marque telle qu’on la connaît aujourd’hui.
Son histoire commence en 1492, la même année que la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb. Dès ses débuts, le moulin d’Arches fournit le papier permettant l’impression des chroniques de Nuremberg, illustrée par Dürer. Autant vous dire que la barre était placée très haut.
Arches prospère pendant les siècles suivant, jusqu’à rencontrer la trajectoire de Beaumarchais, qui décide d’acheter le moulin. Son projet, non des moindres, est d’imprimer l’œuvre complète de Voltaire, ce qu’il fera pendant sept années, pendant lesquelles ils perfectionnera les procédés de fabrication.
Un peu plus tard, pendant l’Empire, Napoléon commandera deux millions de feuilles d’un format jamais vu auparavant pour illustrer ses chroniques de la campagne d’Égypte. Ces feuilles, hors-normes, portent le nom de « Grand Monde », « Grande Égypte » ou encore « Éléphant » (tout un programme). Pour ne pas dépareiller, l’empereur a aussi commandé un meuble spécialement réalisé pour contenir les 23 volumes de son œuvre.
Au XIXème siècle, bien sûr, le nom d’Arches est associé aux plus grands artistes ayant pratiqué la gravure et la lithographie. Mourlot ne jurait que par le vélin d’Arches, mais peut-être bénéficiait-il simplement de ristournes pour la grande quantité de papier commandée !
Informations pratiques
Je mets cette partie à la fin de ce mini-guide du papier pour ne pas le surcharger. Voici donc quelques informations de référence sur les grammages du papier, les formats et les filigranes de Moulins réputés.
Le grammage est le rapport entre la masse du papier et sa surface, exprimé en gramme/m². Je donne quelques exemples de grammage moyen pour situer quelques papiers.
Papiers…
À cigarette : entre 15 g/m²
Journal : 40 g/m²
D’imprimante : 80g/m²
Vélin d’Arches : de 120 à 400 g/m²
Couverture de livre souple : 250 g/m²
Pour aquarelle : 500 g/m²
Pour indiquer le format d’un papier, plusieurs systèmes sont utilisés, comme le système ABC (A4, A3…) ou le format français traditionnel qui a porté les noms des papetiers historiques (Jésus, Raisin…).
Enfin, les estampes japonaises (Ukiyo-e) disposent de leurs (nombreux) propres formats que je détaillerai dans un article ultérieur.
Demi-raisin 32,5 × 50Raisin 50 × 65 Jésus 56 × 76 Colombier 60 × 80 Petit Aigle 70 × 94 Grand Aigle 75 × 105 Grand Monde 90 x 126 Univers 100 × 130 |
Filigranes à connaître
Voici enfin les filigranes de moulins réputés. Je rappelle que les filigranes sont les empreintes laissées sur un coin de la feuille, permettant d’identifier le fabricant.
Note : je ne présente que les filigranes des feuilles employées couramment pour la réalisation d’estampes.
Whatman, moulin dans le Kent au Royaume-Uni. Au XVIIIème siècle, James Whatman est à à l’origine du wove paper ou papier vélin, le premier papier qui ne comporte pas de marques de vergeures, les fils de fers composant le cadre qui forme la feuille. C’est aussi le premier moulin à tourner entièrement grâce au moteur à vapeur. | |
Hannemülhe. Fondé en 1584, la fonction première de ce moulin était de fournir du papier à l’administration du Duc de Brünswick en Allemagne. Le roi Georges III d’Angleterre était, à l’époque, un de ses clients réputés. Le nom du moulin et son filigrane provient de Carl Hahne qui lui donna son patronyme, signifiant coq (Hahn). | |
La Papeterie de Lana. Depuis plus de quatre siècles, la papeterie située à quelques kilomètres d’Arches poursuit sa tradition de papier de qualité. Connue surtout pour son papier fin d’emballage, on y produit aussi des papiers au moule grâce à une machine à cylindre. La papeterie est aussi connue pour réaliser des filigranes personnalisés. 1590 est le nom de leur papier vélin. | |
Johannot. Le vélin pur fil Johannot était originellement composé à 100% de lin. Seul le nom est resté pour un vélin léger, adapté à la gravure. Ce papier est à présent fabriqué au moulin d’Arches. | |
BFK Rives. Appartenant désormais à l’entreprise Arches, le célèbre vélin BFK Rives est moins apprêté et plus blanc que le vélin d’Arches. | |
Arches. Les différentes gammes de vélin d’Arches que je ne présente plus. La série 88 est spécialement conçue pour la sérigraphie. | |
Moulin du Gué. Cette gamme de papier est spécialement réalisée pour les gravures intaglio. Les trois fleurs du filigrane représentent les 15% de lin qui entrent dans la composition du papier. |
Comme vous le voyez, cette partie est là à titre de référence. Ça pourrait vous servir ! La suite de la visite ? Pourquoi ne pas visiter une page au hasard ?
© Les images proviennent du livre The Book of Fine Paper de Sylvie Turner