Découvrez l’estampe japonaise à travers les yeux d’un collectionneur

Retour du Japon

Au mois de juillet, j’ai réalisé un vieux rêve : je me suis rendu au Japon ! Bien sûr, tout m’a fasciné ! Mais laissez-moi vous raconter un détail de ce voyage…

Dans la gare de Kyoto, il existe un petit musée, quasiment impossible à trouver dans le dédale d’étages et de boutiques. Dans ce musée venait d’ouvrir une exposition sur les estampes japonaises. Ni une, ni deux, ma curiosité m’a poussé à prendre un billet.

Deux heures plus tard, je suis ressorti émerveillé avec l’envie d’en apprendre plus sur l’estampe japonaise. De retour en France, je suis donc allé à la rencontre d’un collectionneur et amateur très éclairé, Serge Astières.

Yoshida Toshi (1987)
Yoshida Toshi (1987)

Un dimanche matin pas comme les autres

Il y a des dimanches matins plus attrayants que d’autres. Et il y a carrément des dimanches matins où l’on passe deux heures au téléphone avec un expert de l’estampe japonaise ! J’ai tellement appris, pendant cette entrevue, qu’il faudrait deux ou trois articles pour rendre justice à l’érudition de Serge, communiquée avec humilité et un grand sens de la pédagogie. Laissez-moi vous raconter…

Très tôt, Serge a ressenti un vif attrait pour le Japon, qui l’a poussé à se former en langues orientales. Tout ce qui avait un rapport avec cette culture le fascinait. Jusqu’à ce qu’il se rende enfin au Japon, pour un premier voyage de 3 mois avec son sac-à-dos.

Serge venait de découvrir les estampes japonaises. La passion était née !

Serge Astières (à droite) avec David Bull, artiste, graveur et imprimeur à Tokyo

Les différents mouvements

Le style Ukiyo-e

Détail de la Grande Vague, l'estampe iconique d'Hokusai
Détail de la Grande Vague, l’estampe iconique d’Hokusai

Entre 1790 et 1860, l’estampe a connu un âge d’or : c’est l’émergence du fameux Ukiyo-e. On représente des courtisanes, des scènes de bataille, des animaux ou des paysages.

Ces paysages sont de véritables guides de voyage, pour une population qui n’a pas la possibilité de se déplacer. On retrouve par exemple les fameuses vues du mont Fuji, par le maître Hokusai, ou encore les vues de la Route du Tokaido par Hiroshige. A cette époque, une estampe coûte le prix d’un repas. Il s’agissait donc d’un objet de consommation courante, si l’on peut dire.

Durant cet âge d’or, les estampes ont pris des couleurs. Les pigments provenant de plantes deviennent plus stables et les premiers pigments chimiques, comme le bleu de Prusse, commencent à être importés d’Europe via les Hollandais.

Les estampes Shin Hanga

A partir des années 1870, la photographie fait une forte percée  au Japon et éclipse l’estampe pendant plusieurs années. Heureusement pour nous (et pour Serge), un éditeur de génie va revitaliser l’estampe, autour de 1915.

Watanabe Shozaburo, après un premier voyage aux USA, se rend compte de l’attrait des occidentaux pour l’estampe japonaise. Il commence à éditer des estampes et impose le Shin Hanga (Estampes nouvelles), un style tout en lignes claires et inspiré par l’art occidental.

C’est une vraie révolution de l’estampe ! Les sujets changent, le style évolue, mais les techniques traditionnelles, qui font de l’estampe japonaise une forme d’art exceptionnelle, sont inchangées.

Je vous laisse admirer…

Kawase Hasui – Sanctuaire Benten Inokashira sous la neige (1929, ré-édition vers 2000)
Kawase Hasui, Sanctuaire Benten Inokashira sous la neige (1929)

La majorité des estampes illustrant cet article proviennent de la collection Serge Astières. La date de réalisation du dessin est indiquée (et non celle de l’impression).

Le mouvement Sosaku Hanga

Les estampes Shin Hanga ont vécu leur âge d’or jusque dans les années 1980. Mais en parallèle, toujours sous l’influence des peintres modernes occidentaux, est né un mouvement appelé “Sosaku Hanga” (ou Images créatives).

Portrait de Hagiwara Sakutarô, par Onchi Kôshirô
Portrait de Hagiwara Sakutarô, par Onchi Kôshirô

Ce mouvement s’est principalement inspiré des modernités allemandes ou viennoises, comme l’expressionnisme. Les thématiques sont variées, le style est libre, parfois réaliste, ou plus abstrait. C’est la phase d’émancipation de l’estampe japonaise. Contrairement aux mouvements précédents, l’artiste veut maîtriser le processus de création et réalise souvent la gravure et l’impression de l’estampe lui-même.

Aujourd’hui, l’estampe japonaise est toujours bien vivante, avec des artistes contemporains, japonais ou occidentaux, qui se réfèrent à la tradition ou font évoluer les techniques et les sujets.

Comment est fabriquée une estampe japonaise ?

Nous arrivons à un moment charnière de notre conversation. Serge m’a présenté les différents mouvements de l’estampe japonaise, et j’ai compris que son intérêt principal portait sur le Shin Hanga. Très intéressé par l’aspect technique de l’estampe, je lui demande plus d’informations à ce sujet. Et je ne suis pas déçu !

D’abord, sachez que l’estampe fait intervenir quatre métiers.

Le projet est porté par un éditeur qui en finance la production. Il va donc mandater un artiste, qui réalise une aquarelle du sujet de l’estampe.

Cette aquarelle est ensuite collée sur une planche de bois. En effet, les estampes japonaises sont en réalité des gravures sur bois (Woodcut ou Woodblock printing en anglais). Le bois utilisé est du cerisier de montagne (un bois très dense).

Le graveur réalise un bois gravé avec le tracé général de l’estampe (les lignes noires), puis grave des blocs de bois différents pour chaque couleur de l’estampe.  Il faut imaginer que graver du cerisier est un labeur d’une incroyable minutie.

Une fois les planches gravées, l’imprimeur applique le pigment sur le bois et frotte la feuille pour obtenir le résultat final. Pour cela, il utilise un outil circulaire en bambou tressé, appelé baren, pour presser la feuille contre la planche.

Grande Vague d'Hokusai, détail du bois gravé
Grande Vague d’Hokusai, détail du bois gravé
L’impression, un travail d’orfèvre

Pour éviter tout décalage lors de l’impression, il faut positionner la feuille exactement au même endroit sur les différents bois. Pour ce faire, une encoche est réalisée sur chaque bloc. On peut en voir la marque sur certaines estampes. Ensuite, il faut appliquer la bonne pression avec le baren pour s’assurer que le papier boive toujours la même quantité de pigment d’une estampe à l’autre. Il faut avoir de la cohérence sur toutes les estampes d’une série. Reproduire 200 exemplaires identiques est très compliqué et demande une incroyable dextérité de la part de l’imprimeur !

Pour vous donner quelques exemples, une estampe de Hiroshige se fait à partir de 4 ou 5 bois, et nécessite environ dix passes d’impressions. Une estampe Shin Hanga, elle, est une vraie démonstration de virtuosité et peut nécessiter jusqu’à 45 passages. Rappelez-vous : le moindre décalage, et l’estampe finira à la poubelle !

Comment regarder une estampe japonaise ?

Pas si facile ! En effet, une estampe japonaise n’est pas une simple image en deux dimensions, mais un véritable bas-relief. La pression exercée sur la feuille permet d’obtenir de nombreux effets de gaufrage. Serge conseille donc de ne pas regarder l’estampe uniquement à plat, mais de l’incliner à 45° et de l’exposer à une lumière rasante. A cet instant, l’estampe prend du relief et l’immense travail des artisans se révèle.

Les éditions d’estampes japonaises sont en général de 100 à 200 exemplaires pour un premier tirage. Ceci dit, la notion de “première édition” n’existe pas : les estampes sont rarement numérotées, et on en imprime autant qu’on en vend. Les estampes les plus populaires peuvent donc être tirées à 5000 exemplaires ! En fonction de leur qualité, les bois s’usent et doivent être réparés ou regravés après quelques centaines d’estampes imprimées.

En général, plus l’estampe est ancienne, plus sa qualité est importante. En effet, pendant l’âge d’or de l’estampe Ukiyo-e, les artisans très compétents n’étaient pas rares. Avec le déclin de la production, les bons artisans sont devenus plus difficiles à trouver, mais cela ne signifie pas que les tirages récents sont de mauvaises qualité.

Ito Takashi – Bac à Odai (1932, ré-édition vers 1950)
Ito Takashi, Bac à Odai (1932)

Qu’est-ce qui fait la valeur d’une estampe japonaise ?

La question de la valeur d’une estampe est un sujet passionnant mais complexe, car de nombreux facteurs entrent en jeu. Pour Serge, ce qu’il faut retenir, c’est qu’il est toujours possible d’acquérir de belles reproductions imprimées récemment pour quelques centaines d’euros.

Mais parlons d’abord des “best-sellers”. Pensez à la grande vague d’Hokusai, ou encore aux vues du Mont Fuji. Ces estampes, pour peu que le tirage soit d’époque, s’échangent à plusieurs dizaines de milliers d’euros. Mais de telles sommes restent rares.

Par ailleurs, Serge m’explique que certains artistes et sujets sont très appréciés en Europe, mais moins au Japon. Et inversement ! Par exemple, les Occidentaux sont friands de portraits de femmes, alors que les sujets religieux (bouddhistes) sont plutôt prisés par les Japonais.

Etonnamment, la technique n’influence pas tellement le prix de l’estampe. Une estampe Shin Hanga avec de nombreuses couleurs et des dizaines de passages d’impression ne verra pas forcément son prix s’envoler.

La taille de l’œuvre, comme pour les estampes occidentales, est un facteur de variation du prix important. Le format le plus courant est dénommé “Oban” (24.1 x 36.8 cm). Celui-ci peut être doublé (on parle simplement de “double Oban”).

Vente d'une estampe de Hokusai à Christie's, en 2007
Vente d’une estampe de Hokusai à Christie’s, en 2007
Le grand tremblement de terre

En 1923, Tokyo est ravagé par un tremblement de terre et par les départs de feu qui s’ensuivent. De nombreux ateliers brûlent, et avec eux les bois gravés nécessaires à l’impression.

Ainsi, les estampes qui ont survécu à cette catastrophe ont pris une très grande valeur.

Une estampe, mais à quel prix ?

Pour vous donner une idée des prix, prenons l’exemple d’une estampe de Kawase Hasui (vous avez vu quelques exemples au-dessus). Un tirage posthume, coûtera environ 300€. Pour un tirage du vivant de l’artiste, il faut compter 500€ à 800€. Le Graal est un tirage “d’époque” (généralement les 200 premiers exemplaires). Pour l’obtenir, il faudra débourser entre 2000€ et 5000€ (et se lever tôt, car ils sont rares !)

La collection Serge Astières

Serge possède une importante collection d’estampes japonaises : au bas mot, 600 tirages ! Chaque estampe lui a coûté moins d’une centaine d’euros en moyenne, même si certaines dépassent largement cette somme. Mais plus que l’argent, ce qui lui manque, c’est le temps ! Il passe du temps chaque jour à se documenter, au grand dam de sa fille, me confie-t-il 😉

La bibliothèque de Serge est presque aussi importante que sa collection d’estampes ! Pour lui, se documenter, faire des recherches sur un tirage, ou partager sa passion (sur son site web) sont des parties essentielles de sa vie de collectionneur.

Serge s’est posé la question de la “direction” de sa collection. Faut-il privilégier un style particulier, un artiste préféré, ou encore un sujet particulier, comme les paysages ou les portraits de femmes ?

Au fur et à mesure des années et des acquisitions de manière organique, le collectionneur a tranché : son objectif est de dresser un panorama de l’histoire de l’estampe japonaise, en se concentrant principalement sur le Shin Hanga (déjà 400 estampes en sa possession, tout de même !).

Son rêve ? Avoir une œuvre de chaque artiste majeur. Une très belle collection en perspective !

“Ca commence à prendre de la place…”

J’ai demandé à Serge comment il présentait ses estampes. La plupart d’entre elles sont relativement fragiles, et sont stockées dans des classeurs d’archives (chacune protégée par une feuille de papier non acide). Serge a tout de même encadré certaines estampes, mais surtout des tirages modernes ou n’ayant pas une valeur trop importante.

Attention aux insolations !

Comme vous le savez, si vous avez lu cet article, il ne faut pas laisser une estampe à la lumière du soleil. Une estampe japonaise du 19ème siècle, par exemple, ne tiendrait que quelques jours avant que ses couleurs ne s’affadissent totalement…

Nomura Yoshimitsu – Pagode Yasaka (1931)*
Nomura Yoshimitsu, Pagode Yasaka (1931)

Conseils pour les collectionneurs débutants

Cet article a piqué votre curiosité ? J’ai demandé à Serge ses conseils pour ceux qui souhaitent débuter une collection.

  1. Suivez votre cœur ! Si une estampe vous plaît, vous ne pouvez pas vous tromper. L’estampe japonaise n’est pas le meilleur véhicule d’investissement, mais un bon transport pour les passions. 😉
  2. Faites vos recherches. Serge insiste sur l’importance de se documenter, d’apprendre à connaître et à voir. Lui-même a plus de 400 ouvrages spécialisés dans sa bibliothèque. Se documenter est devenu une seconde nature et un plaisir à part entière.
  3. Les signatures et autres tampons vous en apprennent beaucoup sur le processus de fabrication, et sur la valeur de l’œuvre. Alors apprenez à lire dans les marges ! Pour cela, rendez-vous sur le site de Serge.

Où faire de bonnes affaires ?

Et si vous souhaitez faire votre premier achat, ou connaître les boutiques de confiance, voici quelques bonnes adresses.

Dans l’idéal, il vous “suffit” d’aller à Tokyo, dans le quartier Jimbocho, par exemple, pour acquérir de beaux tirages récents. Mais le prix du billet risque d’atténuer la bonne affaire.

Serge m’indique que la galerie Art Memo importe officiellement les estampes Shin Hanga de l’éditeur Watanabe (et d’autres) à bon prix.

Les Etats-Unis, férus d’estampes japonaises, possèdent de nombreuses galeries. Serge recommande simplement Ebay.com (en prenant les précautions d’usage !)  

Toujours aux USA, le site fujiarts.com est très sérieux et possède un stock important d’estampes à prix fixe ou aux enchères. Le taux de change actuel rend l’achat intéressant (mais attention aux frais de ports et de dédouanement).

En Europe, Serge recommande le site de ventes aux enchères en ligne Artelino. Ce site est une mine d’or, avec de nombreux articles informatifs et très bien conçus (en anglais).

A Paris, malheureusement, l’offre n’est pas très intéressante (peu fournie, ou trop chère), passez votre chemin… !

Soyez vigilant !

Lors d’un achat, le piège le plus fréquent, c’est l’état de l’estampe : soyez attentif à l’état du papier, à la présence de tâches ou encore à la qualité de l’impression (ce n’est pas facile à voir sur l’écran, je suis d’accord !). Si vous achetez à l’étranger ou dans une vente aux enchères, attention aux frais annexes (commission du vendeur, TVA, livraison…)

Bibliographie

Site Serge Astières

Le site de Serge Astières

Il m’arrive régulièrement de me perdre dans cette impressionnante collection d’estampes Shin Hanga !
Le plus ? Chaque œuvre présentée est parfaitement documentée et mise en lien avec des photos des lieux.
Japan: Modern. Japanese prints from the Elise Wessels collection, Marije Jansen, Rijksmuseum : 2017

Japan: Modern. Japanese prints from the Elise Wessels collection, Marije Jansen, Rijksmuseum : 2017

Une superbe vue d’ensemble des estampes japonaises du 20ème siècle, du Shin Hanga au Sosaku Hanga.

Till_Shin_HangaShin Hanga, Barry Till, Pomegranate : 2007

Belle introduction au Shin Hanga à travers la collection de la Galerie d’Art de Colombie Britannique à Vancouver.

La chaîne youtube du graveur David BullDavid Bull

Préparez-vous à passer de longues soirées devant cette chaine Youtube. David Bull, un des meilleurs graveurs au monde, vous ouvre les portes de son atelier. De belles images et une mine d’informations.

Regardez une estampe se construire en 33 impressions.

Un seul commentaire : c’est renversant !

Le mot de la fin

Et voilà pour ce tour d’horizon de l’estampe japonaise. Je remercie chaleureusement Serge Astières pour son temps et son expertise.

Cela ne vous a pas échappé : 2018 est l’année du Japon. Profitons-en pour diffuser cette forme d’art exceptionnelle. Alors n’hésitez pas à partager cet article autour de vous !

Luc Bertrand

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