Pour compléter la présentation générale des trois grandes familles d’estampes, intéressons-nous à la gravure sur bois et à la xylographie, techniques d’impression “en relief”.
Pour estimer une estampe, il faut en premier lieu étudier le rapport de l’artiste avec la technique mise en œuvre. Est-ce une technique qu’il a souvent pratiquée ? Qu’il affectionnait ? Ou, au contraire, s’agit-il d’une technique anecdotique dans son œuvre ? Beaucoup de peintres-graveurs se sont essayés à différentes méthodes d’impressions auxquelles ils avaient accès.
Le peintre naïf Ivan Rabuzin, pour la petite histoire, a réalisé toute une série de gravures pour faire plaisir à son fils qui l’avait initié à cette technique. Finalement, après quelques dizaines d’éditions, il lui a confié qu’il n’aimait pas la gravure…
La notion de rareté revêt, ensuite, une importance capitale dans l’estimation du prix d’une estampe. Cependant, qui dit rare ne dit pas toujours cher, car même si la production d’estampe d’un artiste est restreinte, elle n’en acquiert pas automatiquement une grande valeur.
Mais la tendance existe, comme l’illustrent les lithographies de Francis Bacon. Si elles ont une grande valeur par leur rareté, l’artiste ne tenait pas à en superviser la production et rechignait à les signer.
À l’autre bout du spectre, il n’est pas difficile de trouver une gravure de Dali signée pour quelques centaines d’euros, noyée dans sa production faramineuse.
Quelle est l’implication de l’artiste ?
Toutes les estampes d’un artiste ne se valent pas. L’implication dans le processus de création a une importance majeure.
Les techniques les plus directes comme la lithographie permettent une implication maximale du peintre qui dessine à même la pierre. Au contraire, pour une gravure sur bois, par exemple, l’artiste doit acquérir une technique nouvelle et fastidieuse. La gravure de la planche peut être laissée à un professionnel, ce qui réduit l’implication de l’artiste.
On s’approche de la notion d’estampe « originale » . Selon Mourlot – imprimeur de légende – une lithographie est originale dès lors que l’artiste conçoit une image avec une technique en tête et qu’il en supervise la production (même de sa maison de campagne…).
Il y a donc un large continuum allant de l’artiste qui dessine l’image, réalise l’estampe et fait l’impression lui-même (éventuellement à la main) à l’artiste qui laisse reproduire une de ces peintures pré-existante sur une feuille préalablement signée. Entre ces deux pôles se trouve un ensemble de situations diverses qui modifient subtilement la valeur d’une œuvre. Ce n’est pas simple !
La justification (numérotation, signature…)
Dans le cas d’une estampe, le mot « justification » fait référence à TOUT ce qui n’est pas le papier ou l’image. C’est-à-dire toutes les inscriptions en dehors de l’image, sur les marges et au dos de l’œuvre. Le plus souvent au crayon à papier, elles “justifient” l’édition et montrent l’implication de l’artiste.
En théorie, on trouve la numérotation en bas à gauche (sur le nombre total de l’édition : « 15/50 ») et la signature de l’artiste en bas à droite. Dans les faits, de nombreuses subtilités existent et il n’est pas inutile de les détailler !
La numérotation, par exemple, peut être en chiffre arabe (73/100), pour le tirage classique, ou en chiffre romain (IX/XX), pour les épreuves hors de l’édition. Quand la numérotation est remplacée par des lettres, il s’agit d’un « état ».
En effet, l’estampe, avant d’être approuvée par l’artiste qui y appose son « bon à tirer », passe par un certain nombre d’états. En plus des 100 tirages numérotés pour l’impression, par exemple, on réservera aussi quelques feuilles pour l’artiste (E. A., épreuve d’artiste ou A.P. Artist Proof), pour les imprimeurs, l’éditeur ou les amis de la famille. Ces impressions supplémentaires ne devraient pas dépasser 10% de la production et portent les mentions généralement la mention H. C. (hors commerce).
Retenez que les épreuves réservées à l’artiste valent souvent plus chers que les tirages pour le commerce. Ceci n’est pas toujours justifié, mais un gros avantage des E. A. est qu’ils ont été moins échangés, car ils sont restés par devers l’artiste. Les épreuves d’artistes sont donc souvent en meilleir état !
Ensuite, on peut penser qu’une gravure numérotée 1/50 de Picasso est de meilleure qualité qu’un autre numéro. C’est pourtant faux ! La numérotation se fait dans le sens de la dernière impression à la première, voire dans un sens aléatoire. Mais le marché les surévalue tout de même. Vous ne serez plus dupe ! 😉
À droite, un « état » de la célèbre lithographie d’Otto Dix portant des indications techniques et des repères de couleur (de la main de l’artiste). Cette œuvre a été adjugée deux fois plus chère que l’édition classique en 2016.
Cette complexité invite le collectionneur à toujours consulter le catalogue raisonné de l’artiste avant de mettre la main au portefeuille pour un tirage supposé « rare ». Le même support aura pu servir à faire de nombreuses impressions que des éditeurs peu scrupuleux justifient en petites séries pour créer l’illusion de la rareté. À ce propos, Hundertwasser aimait tirer de multiples sous-série de la même estampe pour varier les couleurs. Pour limiter la spéculation, il avait indiqué le numéro de la variante de couleur et de la série entière. Ainsi, une feuille portait la mention XIX/XXX (pour la sous-série) et la mention 19/250 (pour la série entière).
Cette sérigraphie d’Hundertwasser est une édition de 170 divisées en 8 variantes de couleur, toutes listées en bas à gauche, en plus de l’édition totale.
Pour finir, toute mention supplémentaire est à prendre en compte, qu’elle soit manuscrite ou non, de la main de l’artiste ou pas. Peuvent ainsi figurer la mention du titre de l’œuvre, des indications techniques de la part de l’imprimeur au dos de la feuille, ou encore une dédicace de l’artiste. Tout ceci peut, dans certaines conditions, faire varier la valeur.
Cela prend parfois un tour incongru : je pense aux estampes de Picasso signées en rouge qui sont vendues plus chères que les autres. Quel mystère se cache derrière ce crayon rouge ? Aucun : Picasso n’avait pas de crayon à papier sous la main. Du coup, les tirages « signés en rouge » sont plus rares… et la signature se voit mieux.
Pour finir, sachez que, bien souvent, les mêmes pierres sont utilisées pour tirer des lithos signées et non signées (insérée dans des revues d’art, par exemple). On peut ainsi acquérir une très belle lithographie pour une fraction du prix de la même œuvre signée, alors que l’implication de l’artiste est identique.
L’état de conservation
Malheureusement, si la gravure ultra-rare de Soulages que vous avez trouvé dans le grenier familial est jaunie et porte de vilaines traces de scotch (même au verso) je suis au regret de vous annoncer qu’il ne vous reste plus qu’à la refourguer à un candide qui n’aura pas lu ce guide !
Blague à part, l’état de conservation d’une estampe est primordial. Car l’estampe est un multiple et fait partie d’une série, au contraire d’une peinture qui est unique. Et si la patine sur une toile de maître sera considérée comme un atout, la moindre imperfection sur le papier d’une estampe en fera chuter le prix.
Mon conseil : allez voir l’œuvre et inspectez le tirage sous tous les angles (exigez de voir la feuille hors de son cadre ou de son passe-partout) ou, pour un achat à distance, faites confiance à une galerie spécialisée qui n’aura pas intérêt à vous mentir sur l’état de l’œuvre sous peine de perdre un client et d’éroder sa réputation. A ce sujet, je tiens à préciser que toutes les maisons de ventes aux enchères n’ont pas la même fiabilité et expertise. Ne vous y fiez qu’après une première expérience réussie. Ceci étant dit, leur catalogage tend à s’améliorer avec le temps.
Un dernier détail qui a son importance : toutes les techniques d’impressions ne produisent pas des estampes homogènes. Alors qu’une sérigraphie de Warhol imprimée à plusieurs centaines d’exemplaires sera “identique” à une autre de la même série, il peut y avoir de grandes variations dans le tirage d’un bois gravé. Cela tient, évidemment, à la nature du support. Si on n’imagine pas user une pierre lithographique de si tôt, il n’en va pas de même pour une gravure sur lino.
Les gravures en pointe sèche (de Rembrandt, au hasard) son appréciées des collectionneurs car elles reproduisent les fines barbes laissées par la pointe sillonnant le métal. Autant vous dire qu’après quelques dizaines d’impressions, il faut une bonne loupe pour avoir la chance de les observer.
Ce que je veux dire, c’est que dans le cas de gravures (sur bois ou sur métal), il est judicieux de comparer les impressions d’une même image et, éventuellement, d’avoir un tirage de référence à l’esprit. Concrètement, une impression de mauvaise facture présentera des couleurs passées, un peu comme un tampon encreur en fin de parcours.
On observe des différences d’impressions sur cette gravure de Conrad Felixmüller. Pour tout vous dire, j’ai eu entre les mains l’exemplaire de droite que j’ai laissé au vendeur malgré le prix attrayant.
La provenance de l’estampe
La provenance d’une œuvre d’art, c’est le chemin qu’a emprunté l’œuvre avant d’arriver sur le mur de votre salon. Elle peut augmenter la valeur de l’œuvre si elle est courte (de l’artiste à l’acheteur), irréprochable (traçable) ou exceptionnelle (l’œuvre a appartenu à une personnalité ou à un collectionneur de renom). Mais au contraire, elle peut desservir la valeur de l’œuvre si elle est floue ou incomplète. Attention, cependant, aux provenances trop belles pour être vraie : certains vendeurs n’hésitent pas à les inventer de toute pièce.
Cette sérigraphie de Warhol a une histoire amusante. L’acteur Denis Hopper, son précédent propriétaire, a percé l’œuvre de deux balles lors d’un accès de folie. Andy, trouvant cela cocasse, a rehaussé l’œuvre au crayon en entourant les deux trous. Cette provenance particulière, doublée de l’anecdote, a permis à l’œuvre d’être adjugée à 10 fois son estimation.
Le papier est un support fragile, c’est sûr. Pourtant, conservées dans de bonnes conditions, les œuvres sur papier nous procureront assurément du plaisir pendant toute notre vie et celle de nos descendants ! Les deux grands ennemis du papier sont l’être humain (nous) et le papier lui-même (plus exactement, son acidité). Les autres risques peuvent être mitigés en suivant quelques règles de base.
« Il n’y a pas de beau papier dans l’absolu, il y a un seul papier qui convient à une œuvre. Et tout l’art de l’imprimeur est de le trouver. »
G. Steidel, éditeur et imprimeur.
Dans cette section du guide de l’estampe, j’aimerais m’intéresser au papier, qui compose 99% de la masse des œuvres d’art qui nous intéressent et s’avère être un fascinant support. Suivez le guide !
J’aimerais vous parler de la lithographie, qui est de loin le type d’estampe le plus populaire. Sur le principe, c’est très simple. Vous dessinez sur une pierre, vous pressez une feuille et voilà, vous avez une lithographie !
En réalité, c’est un peu plus compliqué que ça. C’est ce que nous allons découvrir ensemble dans cet article.
Au 19ème siècle, la lithographie était un moyen de diffusion important. On imprimait des publicités en lithographie, ou encore des affiches promotionnelles. Et de nombreux livres étaient illustrés avec cette technique.
Affiche pour “La Goulue” par Toulouse Lautrec en 1892
“Le Corbeau” de Poe illustré par Manet en 1875
Plus proche de nous, les artistes modernes, comme Picasso, Miro ou encore Chagall, se sont largement emparés de cette technique. Sans doute car elle offre des possibilités esthétiques très intéressantes, et qu’elle permet de diffuser largement une œuvre d’art.
L’union entre la lithographie et l’art était scellée ! La lithographie allait devenir la technique de l’estampe la plus populaire.
En pratique, comment on fabrique une lithographie ?
Pour commencer, il vous faut une pierre. Mais pourquoi une pierre ? Eh bien surtout parce qu’elle peut résister à des milliers d’impressions et que l’on peut la réutiliser à l’infini. Sachez aussi que la pierre utilisée pour la lithographie est disponible en abondance en Bavière… Là où la technique a été inventée !
L’artiste peut utiliser tous ses outils habituels, comme un crayon ou un pinceau. C’est ça le grand intérêt d’une lithographie, contrairement à la gravure. Eh oui, pour réaliser une gravure sur bois, par exemple, il faut tailler la matière, contrairement à la lithographie, où l’artiste peut utiliser un pinceau ou un crayon.
Alors, le dessin a été réalisé sur la pierre par l’artiste. A présent, un artisan imprimeur va encrer la pierre avec un rouleau et de l’encre lithographique.
Franck Bordas encre une lithographie de Jean Dubuffet en 1982
Là, ça devient un peu technique ! Le dessin a été fait avec un corps gras. On applique alternativement une solution chimique et de l’eau pour que l’encre se loge exactement sur les traits du dessin. Un peu comme l’eau qui repousse l’huile.
On a appliqué de l’encre sur la pierre, on peut maintenant passer à la phase d’impression. Pour ça, on utilise une presse qui va imprimer la feuille contre la pierre, et transférer le dessin sur le papier.
Eh voilà, notre lithographie est prête ! Notez bien que la pierre a été imprimée en miroir sur la feuille. L’artiste doit donc réaliser son dessin à l’envers.
Pierre Alechinsky étudie une lithographie dans l’atelier de Franck Bordas
Un vrai défi : les lithographies en couleur
Comme l’estampe de Pierre Alechinsky au-dessus, la lithographie que nous venons d’imprimer n’a qu’une seule couleur. En effet, nous n’avons imprimé qu’une pierre avec de l’encre noire.
Si nous voulons d’autres couleur sur notre estampe, il va falloir réaliser une pierre pour chaque couleur. Ca se corse !
Un exemple simple de lithographie en deux couleurs
“Jeune fille inspirée par Cranach” de Picasso en 1949
Attendez, car ce n’est pas tout. Si une couleur est imprimée sur une autre, elles vont se mélanger par transparence. Vous imaginez donc que réaliser une estampe en couleur demande un travail de conception important, et de nombreux essais. Heureusement, les artistes travaillent avec des “chromistes” qui sont très expérimentés.
“Going Out” de David Hockney, une estampe en lithographie et sérigraphie, en 1993
Regardez cette estampe de David Hockney. L’artiste a dû réaliser une pierre pour le bleu, une autre pour le rouge, et ainsi de suite. Si vous zoomez un peu en bas à droite, vous pouvez même voir un mélange de jaune et de vert. Bref, c’est un sacré boulot !
Commercialisons notre litho !
Notre lithographie est donc imprimée en couleur. Il nous reste à apposer une signature, et un numéro d’édition. Il faut savoir que tout ce que vous voyez sur la feuille, en marge de l’œuvre, cela s’appelle la “justification”.
Au minimum, on va numéroter et signer la lithographie. Et certains artistes vont aussi écrire la date et le titre, par exemple.
Chagall, “Eté 1964”
Vous voyez ici un zoom sur le bas d’une estampe de Chagall. “76” est le numéro de cette litho, et “100”, le total de l’édition.
L’édition, c’est ce qui va être commercialisé. En général, on imprime quelques centaines d’estampes au maximum. Et enfin, pour que l’édition soit limitée, on va effacer la pierre après avoir tiré les lithos.
La litho 1/100 doit valoir très cher ?!
Souvent, on me demande si le numéro de la lithographie joue sur la qualité de l’impression ou la valeur de l’estampe. En vérité, les différents exemplaires sont rarement numérotés dans l’ordre. Donc cela n’a pas une grande importance.
Et pourtant, en général, plus le numéro de l’estampe se rapproche de 0, plus elle va prendre de la valeur… ! Si la question vous intéresse, j’ai fait un article entier sur ce sujet.
Honnêtement, vous ne verrez pas la différence entre deux lithos de la même édition. L’intérêt de la lithographie, c’est de pouvoir faire une édition de plusieurs centaines d’exemplaire identiques.
La lithographie, est-ce une œuvre originale ?
On peut se demander si une lithographie est une œuvre originale ou une reproduction (comme le poster de Monet que vous avez dans vos toilettes !)
Rassurez-vous, la lithographie est une œuvre d’art à part entière. Ce n’est pas une simple reproduction.
Identifier une lithographie
Vous pouvez vous amuser à regarder une lithographie à la loupe. Vous ne verrez pas de rosace, caractéristique de l’impression numérique ! En la touchant, vous sentirez le grain caractéristiques de l’impression. Et vous pourrez aussi sentir l’odeur particulière de l’encre lithographique. Le galeriste risque d’être un peu surpris lors de votre prochaine visite ! 😉
Pourquoi une lithographie est une véritable œuvre d’art ? D’abord, l’artiste a choisi de faire une lithographie et pas une peinture, par exemple. Il est entré dans l’atelier de lithographie avec une idée d’œuvre en tête.
De plus, il a dessiné lui-même sur la pierre, il a supervisé l’impression, et il a vérifié et signé chaque exemplaire. La signature permet à l’artiste de valider le tirage.
Si la notion d’œuvre “originale” vous intéresse, consultez cet article pour en savoir plus !
Pour conclure
Vous en savez à présent un peu plus sur la lithographie. C’est une technique exceptionnelle, à laquelle l’écran ne rend pas justice. Je vous conseille donc d’aller en voir en personne, de les observer de près et même de les sentir !
Vous verrez, plus on s’intéresse aux technique de l’estampe, et plus ces œuvres sont fascinantes.
Si vous souhaitez en savoir davantage au sujet de l’estampe, je vous suggère de poursuivre votre lecture avec ces articles :
Il existe peu de livre de vulgarisation sur la lithographie. Souvent, il s’agit de manuel pour les praticiens, ou de traité techniques. Voici tout de même une sélection pour aller plus loin.
Ce petit guide pratique en anglais permet de comprendre les différentes techniques de l’estampe très rapidement. L’auteure offre aussi de nombreux conseils pour comprendre et collectionner les estampes moderne. Ce livre est génial !
Ce livre raconte l’histoire d’éditeurs d’estampe de renom, qui ont diffusé cet art au plus grand nombre. Vous y trouverez quelques textes intéressants, et de nombreuses reproductions de lithographies et d’autres estampe d’artistes français. Un petit livre très agréable !
L’estampe dont nous parlons sur ce guide est “originale”. Une estampe originale est un projet artistique inédit, réalisé ou supervisé par l’artiste, et signé de sa main.
Mais ce terme, parfois utilisé à des fins commerciales, revêt des définitions différentes selon les époques. Pour le collectionneur, il est important d’en comprendre la portée, car il permet souvent d’expliquer la valeur d’une estampe.
Explorons ensemble la notion d’estampe “originale”.
Dali, le faussaire
Dali n’était pas toujours impliqué dans la création de ses estampes. Il signait parfois des feuilles vierges qui étaient ensuite pressées sans états d’âmes par son imprimeur. Cela a donné lieu à de nombreux tirages non conçus par l’artiste.
Guy Ribes, le célèbre faussaire a démarré sa carrière par ce subterfuge :
« Henri Guillard possédait une imprimerie où je faisais mes propres lithographies, puis je me suis aperçu qu’il pratiquait le surtirage de lithographies de Dali. Il m’a plus ou moins entraîné dans la combine. »
On comprend donc que la notion d’estampe originale est liée au processus de fabrication et à l’implication de l’artiste dans sa réalisation.
Dans l’idéal, la réalisation d’une estampe originale se déroule comme suit. L’artiste conçoit un projet d’estampe et se met d’accord avec l’imprimeur pour tirer une ou plusieurs éditions. Après le tirage de l’édition (par exemple, 60 estampes) et de quelques exemplaires hors commerce, le support de l’estampe est détruit, ce qui confère à l’estampe son caractère « limité ».
L’artiste réalise donc la matrice d’une œuvre inédite sur un support destiné à la reproduction (pierre lithographique, plaque de zinc…), qui est tirée par un imprimeur spécialisé, sous la supervision de l’artiste. Ce dernier réalise d’abord plusieurs « états » ou épreuves de test lui permettant d’arriver au résultat voulu pour l’édition. Ces états, uniques et rares, forment un instantané de la recherche artistique.
Après le tirage, l’artiste appose sa signature qui confirme qu’il a vérifié chaque estampe et qu’elle est conforme à sa volonté. Bon, dans les faits, l’artiste signe à la chaîne et ne vérifie pas forcément lui-même chaque feuille. De même, c’est souvent l’imprimeur qui numérote les feuilles.
Une notion subjective
La notion d’estampe originale est souvent sujette à interprétation. En réalité, les imprimeurs et les artistes en ont une définition toute personnelle. Pour certains, si la signature de l’artiste est présente, il s’agit d’une estampe originale, même si ce dernier se bronzait à la plage pendant le tirage de l’édition.
Pour d’autres, peu scrupuleux, la reproduction d’une peinture après la mort de l’artiste arborera le qualificatif d’original. On trouve ainsi des lithographies de Klimt à prix fort, en édition limitée, tirées sur beau papier et comportant un tampon de l’éditeur. Il faut savoir que Klimt, peu intéressé par ces techniques, n’a réalisé aucune estampe de son vivant.
On trouve aussi des estampes de Basquiat, que l’on imagine mal étudiant avec minutie le tirage fraîchement sorti de la presse lithographique. Pourtant, vous trouverez des centaines d’ « estampes » à tirage limité et comportant le cachet de la succession Basquiat.
Exemple d’une “lithographie” de Basqiuat comportant une signature et cachet de l’éditeur imprimés
Une “lithographie” originale de Tim Burton, signée, qui est en fait un banal tirage offset. Le terme « lithographie » est vendeur, donc galvaudé
A l’autre bout du spectre, comme pour les expressionnistes de Die Brücke, une estampe n’est originale que si l’artiste y a travaillé de A à Z en ayant lui-même réalisé l’impression à la main. E. L. Kirchner expliquait l’importance de la réalisation complète de l’estampe par l’artiste :
« Seuls les artistes passionnés par l’estampe et qui ont les capacités requises devraient la pratiquer. C’est uniquement quand l’artiste imprime l’estampe lui-même que l’œuvre peut porter le qualificatif d’original ».
Et son camarade, H. M. Pechstein d’ajouter :
« Quelle profondeur revêt une lithographie quand on prépare la pierre, qu’on la travaille et qu’on l’imprime soi-même. Le plus important, c’est de réaliser l’impression soi-même ! ».
Les artistes de ce groupe, dans un élan créateur, pouvaient se lever au milieu de la nuit avec une idée en tête, graver un bois, en imprimer une poignée d’exemplaires et se recoucher avec la satisfaction d’avoir assouvi une envie pressante.
Gravure sur bois de H. M. Pechstein
Détour par le Japon…
Avant de vous parler d’un révolutionnaire de l’estampe originale, Hundertwasser, faisons un détour par le Japon, que la longue tradition de l’estampe a inspiré. Les artistes japonais sont sans conteste passés maîtres dans la réalisation de l’estampe.
Pour des artistes comme Hokusai ou Hiroshige, célèbres représentants de l’école de gravure Ukiyo-e, la réalisation d’estampe est le résultat de la synergie entre l’éditeur commandant l’oeuvre, l’artiste réalisant l’image, le graveur préparant les plaques de bois et l’imprimeur, pressant manuellement chaque feuille. Une estampe japonaise réalisée dans les règles de l’art est un bijou d’artisanat.
L’histoire ne retiendra que le nom de l’artiste dont le dessin ou l’aquarelle a servi pour réaliser l’estampe finale. Le débat sur le caractère « original » d’une estampe n’est donc pas posé dans les mêmes termes puisque jusqu’à quatre acteurs y participent.
Pour terminer ce détouer, évoquons les artistes du mouvement Sōsaku hanga (estampe smodernes) qui ont quelque peu dévié de la tradition pour imprimer eux-mêmes leurs estampes. Certains d’entre eux ont d’ailleurs eu des contacts avec des artistes européens, qui les ont sûrement inspirés.
En vidéo : gravure avec différents outils, encrage de la plaque de bois et impression de la feuille à la main
Hundertwasser, l’original des estampes
J’en arrive donc au révolutionnaire de l’estampe contemporaine : Hundertwasser, artiste autrichien qui a bousculé la pratique de l’estampe depuis le début de ses recherches, dans les années 1950. La grande époque de la gravure sur bois expressionniste était révolue et l’artiste a trouvé le soutien qu’il cherchait au Japon, où la pratique de l’estampe reculait déjà considérablement.
« C’est une honte que cet art majeur du Japon meure à petit feu et que les maîtres graveurs et imprimeurs ne trouvent pas d’étudiants. J’espère qu’en travaillant main dans la main avec des graveurs japonais, j’ai participé un tant soit peu à ce que cet art noble refleurisse et survive pour atteindre une nouvelle dimension ». Hundertwasser en 1976.
Et Hundertwasser a lui-même donné une nouvelle dimension à l’estampe moderne. En réalisant des gravures traditionnelles d’une complexité impensables, en ajoutant à ses sérigraphies des éclats de miroir et des couleurs fluorescentes ou encore en imprimant de multiples variations d’une même image, Hundertwasser a repoussé les limites de l’estampe et lui a donné un véritable élan pour l’avenir.
L’artiste autrichien était très attaché à la traçabilité de l’œuvre. Ainsi, chacune de ses estampes porte, outre les informations basiques, les noms de l’imprimeur et de l’éditeur, le schéma de couleur employé ou encore le numéro de l’estampe dans son catalogue raisonné.
Et encore, ce n’est qu’un aperçu de sa démarche, car son ambition ultime était de documenter, pour chaque image, le procédé exact de fabrication. Certaines de ses estampes portent au dos l’historique de leur fabrication en décrivant le rôle de chaque acteur ou encore les dates et heures de réalisation.
Hundertwasser considérait les différents exemplaires d’une édition d’estampe comme les feuilles d’un arbre, chaque exemplaire étant unique et formant un ensemble cohérent.
Sa définition d’estampe originale est particulièrement simple mais demande un engagement important pour être respectée :
« Le qualificatif d’estampe originale devrait signifier que tel exemplaire est une œuvre originale et unique et non une reproduction ou une duplication…
Ce n’est pas la reproduction d’une image existante
Elle n’existe qu’une seule fois
La seule différence avec une peinture est que l’estampe a été produite par impression et non en utilisant un pinceau ».
La sérigraphie Die Fünfte Augenwaage avec incrustations métalliques, 1972.
L’avis de Mourlot
Voyons ce qu’en pense Fernand Mourlot, immense artisan de la lithographie moderne.
« Une lithographie originale est une lithographie exécutée par l’artiste, c’est-à-dire qu’il dessine lui-même sur la pierre ou le zinc avec un crayon litho ou avec un pinceau et de l’eau. »
« Si l’artiste a assisté à la réalisation de sa litho, même s’il ne l’a pas faite entièrement lui-même, s’il l’a approuvée, s’il a fait ses corrections, donné son bon à tirer, suivi le tirage et signé la lithographie, c’est une lithographie originale ».
Propos tirés de l’autobiographie de Fernand Mourlot, Gravés dans ma mémoire, de 1979.
Arrivés là, nous voyons que la définition mouvante d’estampe originale ouvre la voie à de nombreuses réalisations différentes qui en prennent le nom. La circonspection sera donc de mise face à un tirage inconnu. La règle, comme toujours, sera de se reporter au catalogue raisonné de l’artiste ou de faire confiance à un professionnel de l’estampe.
Pour synthétiser cet article, citons la Charte de l’estampe originale (on aurait pu commencer par là !) :
“L’estampe originale est une expression plastique volontairement choisie par l’artiste, pouvant exister en plusieurs exemplaires, selon la volonté de l’artiste. Les estampes qui n’ont pas été réalisées par l’auteur de la signature ou sous sa supervision constante, doivent être signalées clairement comme “estampes d’interprétation”. L’estampe originale contemporaine est généralement signée et numérotée, à la différence de l’estampe ancienne.”